Pied Pilier et Pied Moteur

Pierre-Marie GAGEY
Institut de Posturologie, Paris

Résumé


   Le corps de l´homme est asymétrique. Il est vraisemblable que ces asymétries puissent jouer un rôle dans la genèse de certaines pathologies en rapport avec l´orthostatisme mais pour étudier plus avant cette hypothèse encore est-il nécessaire de mieux définir les asymétries qu´on observe. Dans un premier temps il est au minimum sage de ne pas confondre les asymétries de la posture orthostatique avec les latéralités.

   L´analyse des contraintes liées au contrôle de la posture orthostatique dégage les bases de définition d´une asymétrie strictement posturale, nommée «pied pilier pied moteur».


Introduction


   Le corps de l´homme est asymétrique. Tout le monde s´accorde sur cette observation même si tout le monde ne l´exprime pas de la même manière. Certains, comme Bricot (3), plus sensibles à la biomécanique et aux contraintes imposées aux articulations par ces asymétries, disent que l´homme «normal» est symétrique, mais ils reconnaissent que 95% des sujets observés sont asymétriques. D´autres, plus sensibles aux réalités neurophysiologiques et/ou aux approches statistiques, préfèrent dire que la norme est l´asymétrie...

 

FIG. 1 -Les asymétries du corps de l´homme vues par le sculpteur Subirachs (Avec la permission du professeur Viladot)

   Mais il ne s´agit là que de différences de langage, d´autant moins importantes qu´un consensus se dessine autour d´une notion ancienne et plus intéressante pour le thérapeute: les asymétries du corps de l´homme peuvent être pathogènes. Alajouanine le disait déjà et bien d´autres après lui. En posturologie Boquet et Bricot insistent largement sur cette notion et nous notons effectivement une réduction systématique des symptômes de nos patients lorsque nous réussissons à diminuer l´importance de leurs asymétries anormales - c´est à dire trop importantes - de la posture orthostatique (7).


   Mais le consensus s´arrête là. Lorsqu´on cherche comment ces asymétries du corps de l´homme sont caractérisées, par un nom, par quelque critère, on découvre une véritable cacophonie. Alajouanine se basait sur la situation «hanchée» du malade; Créhange (4) - un de ses élèves - utilisait ses «orthostatigrammes» - obtenus en superposant les empreintes plantaires - dont la surface en écusson entre les isthmes pointe, en arrière, du côté «du membre qui fatigue le plus» (fig. 2).


FIG. 2 - Orthostatigramme de Créhange.

   Da Cunha détermine le «pied d´appui» par la direction du regard, du côté opposé. Baron parlait du «pied pivot» autour duquel tourne le patient pendant l´exécution du test de piétinement. Les sportifs distinguent le «pied d´appel» pour les impulsions et le «pied dominant» pour les gestes techniques (8). Et Azémar et Ripoll (2), suivis par Jaïs (14), proposent huit combinaisons d´asymétrie fonctionnelle du pied selon que sa latéralité est associée à l´une ou l´autre latéralité de la main et de l´oeil.

   Cette brève revue, certainement incomplète, manifeste que nous sommes loin d´être d´accord pour caractériser les asymétries du corps de l´homme. Pourtant si nous souhaitons faire évoluer l´hypothèse du rôle pathogène des asymétries il serait nécessaire d´abord de les définir clairement.



Latéralités et Asymétries de la posture orthostatique.


   Dans un premier temps il nous semble sage de distinguer les asymétries fonctionnelles en rapport avec la latéralité et les asymétries de la posture orthostatique. Cette distinction, sans doute, a déjà été proposée, dans un autre langage, par des auteurs comme André Thomas, Bergès et Stambak; ils parlaient de «latéralité neurologique structurale» qu´ils opposaient aux latéralités instrumentales fonctionnelles (1, 9). Mais quoiqu´il en soit du bien-fondé de cette remarque historique, il est certain que les études statistiques des latéralités et des asymétries de la posture orthostatique débouchent sur des distributions tellement différentes qu´il est impensable de les faire coïncider. Dans deux études portant l´une sur 655 adultes et l´autre sur 134 enfants de cinq ans, Azémar trouve une répartition de 94% de droitiers contre 6% de gauchers. Alors que notre étude des asymétries de la posture orthostatique dans une population de 103 ouvriers décrit 60% de sujets «droits» contre 40% des sujets «gauches» (6).


   Cette différence de distribution entre ces deux types d´asymétrie n´est pas étonnante lorsqu´on comprend que les uns et les autres observent des phénomènes très indépendants. La latéralité, en effet, peut être définie comme une asymétrie fonctionnelle apparaissant dans les segments corporels, de manière prévalante, pour des conduites motrices; et ces conduites motrices sont de genre varié selon qu´il s´agit d´activité gnosique ou d´activité exploratoire, d´activité qui impliquent des situations aléatoires complexes et des réactions adaptatives faisant intervenir des choix décisifs dans le traitement de l´information, ou plus simplement des conduites de coordination intersegmentaire dans le maniement des outils, d´organisation spatio-temporelle de la motricité. L´acte moteur volontaire est au coeur de l´observation des latéralités alors qu´il est absent du regard porté sur les asymétries de la posture orthostatique. Dans ce dernier cas on note simplement soit des détails morphologiques sur le sujet au repos soit des orientations de la motricité automatique en rapport avec le contrôle postural.


   Il n´est pas exclu que ces observations, de soi très différentes, puissent se recouper à certains niveaux. De fait, une étude de Fecteau (5) permet de dresser un tableau de contingence qui fait apparaître une liaison très forte entre latéralité manuelle et inclinaison latérale des épaules (tab. 1), déjà signalée par Bricot (3).

Latéralité Manuelle
Droite Indéterminée Gauche
Inclinaison de l'épaule
Droite 126 3 7
Nulle 34 2 2
Gauche 18 1 10


TAB. 1 - Répartition de l´inclinaison des épaules selon les latéralités manuelles. Chi2 = 26,35, p<0,001 (d´après Fecteau [5]).

   Mais cette liaison entre asymétries posturales et latéralité disparaît complètement à d´autres niveaux. La même étude de Fecteau permet de dresser un tableau de contingence aléatoire entre latéralité manuelle et tendance varisante du pied (tab. 2).

Latéralité Manuelle
Droite Indéterminée Gauche
Tendance Varisante
à Droite 110 3 9
Nulle 16 0 1
à Gauche 52 3 9

TAB. 2 - Répartition de la tendance varisante du pied selon les latéralités manuelles. Chi2 = 3,97, non significatif (d´après Fecteau, [5]).

Asymétrie des membres inférieurs au cours de la posture orthostatique


   Si le débat sur les relations entre latéralité et asymétries de la posture orthostatique reste ouvert, il nous paraît prudent - au moins pour le moment - de ne pas mélanger ces deux approches des asymétries du corps de l´homme. Nous resterons, quant à nous, fidèles au point de vue strictement postural.


Le centre de pression

   Or, au cours de la posture orthostatique, une des fonctions dévolue aux membres inférieurs en général et plus particulièrement aux pieds est de participer aux variations de la position du centre de pression de telle sorte que le centre de gravité reste au voisinage de sa position moyenne d´équilibre. Et l´analyse des contraintes mécaniques de cette fonction est aisée si l´on adopte le modèle du pendule inversé, de plus elle nous apprend beaucoup sur l´asymétrie posturale des membres inférieurs.


Le modèle du pendule inversé

   Assimiler le corps de l´homme debout à un pendule inversé pivotant autour des axes de ses articulations tibio-tarsiennes et sous-astragaliennes a été considéré, longtemps et par beaucoup d´auteurs, comme une simplification difficile à accepter. Mais récemment Winter et ses collaborateurs viennent de montrer que ce modèle est en fait très proche de la réalité (13).


   Expérimentalement, chez l´homme en orthostatisme, Winter trouve un coefficient de corrélation de l´ordre de 0,90 entre les accélérations du centre de pression et la distance COP­COM, ce qui valide le modèle du pendule inversé dans l´étude de la posture orthostatique.


   D´un point de vue mécanique lorsque le pendule est en position d´équilibre (fig. 3,A) le centre de gravité (COM) et le centre de pression (COP) sont alignés sur la verticale du lieu, la différence COP­COM est nulle. Lorsque le pendule s´écarte de sa position d´équilibre (fig. 3,B), la décomposition des forces fait apparaître une force horizontale qui crée un couple autour de l´axe de rotation du pendule et ce couple tend à écarter de plus en plus le centre de gravité de sa position d´équilibre; la distance COP­COM est différente de zéro. Pour rétablir l´équilibre (fig. 3,C) il faut que le centre de pression se déplace au-delà de la verticale du centre de gravité, de telle sorte que la décomposition des forces fasse apparaître une force horizontale qui crée un couple autour de l´axe de rotation du pendule et que ce couple tende à ramener le centre de gravité au voisinage de sa position d´équilibre.

 FIG. 3 - Le modèle mécanique du pendule inversé.
Explications dans le texte.

   L´expérience manifeste clairement que les mouvements du centre de pression sont plus importants que les mouvements du centre de gravité (fig. 4).

 FIG. 4 - Mouvements du centre de gravité et du centre de pression d´un pendule inversé. Des points lumineux ont été fixés au voisinage des centres de gravité et de pression (partie droite de la figure) avant de prendre un cliché de leurs mouvements respectifs dans le noir (partie gauche).

   L´équation du pendule inversé retenue par Winter (12) :

COP - COM = - k.CÖP (1)


indique que la distance horizontale entre le centre de pression et la projection du centre de gravité est proportionnelle à l´accélération des déplacements du centre de pression. Autrement dit, en langage vulgaire, plus le centre de pression est rapidement déplacé au moindre changement de position du centre de gravité mieux le pendule est stabilisé.

L´économie d´énergie

   L´équation (1) du pendule inversé a un autre intérêt, elle attire notre attention sur le fait que, si les mouvements du centre de pression doivent être rapides pour que le centre de gravité soit bien stabilisé, ils doivent mobiliser une masse corporelle la plus petite possible pour limiter la dépense d´énergie. En effet, étant donné que

F = M.

   Si l´accélération doit être importante, la réduction de la force F nécessaire au contrôle postural ne peut être obtenue que par une réduction de la masse M à laquelle est appliquée cette accélération.
Il est très vraisemblable que l´organisme utilise des stratégies de mobilisation du centre de pression qui appliquent ce principe général d´économie d´énergie.



La stratégie de l´axe de Henke

   Lorsque le sujet est debout, en station monopodale, la seule possibilité dont il dispose pour mobiliser son centre de pression dans le plan frontal consiste à faire rouler son calcanéum sous l´astragale. Cette stratégie satisfait la loi d´économie de l´énergie puisque la masse corporelle mobilisée par ces mouvements est réduite à la masse de l´arrière-pied.

 FIG. 5 - La stratégie de l´axe de Henke. En station monopodale, pour déplacer le centre de pression dans le plan frontal le calcanéum roule sous l´astragale selon l´axe de Henke (10).



La stratégie du levier de l´arche plantaire

   Pour mobiliser le centre de pression dans le plan sagittal, en situation mono- ou bi-podale, il suffit de moduler les forces appliquées aux deux extrémités de l´arche plantaire (fig. 6) en jouant sur la tension des muscles postérieurs des jambes puisque la verticale de gravité tombe toujours en avant de l´axe des tibio-tarsiennes, à l´aplomb du bord postérieur de l´apophyse styloïde du cinquième métatarsien en moyenne. Cette stratégie, elle aussi, satisfait la loi d´économie de l´énergie puisque la masse corporelle mobilisée par ces mouvements est réduite à une partie de la masse du pied.

 
 FIG. 6 - La stratégie du levier de l´arche plantaire. La position du point d´application de la résultante des forces exercées à la partie postérieure (Fp) et antérieure (Fa) de l´arche plantaire varie selon le rapport de ces forces.

La stratégie du «pied pilier-pied moteur»

   Lorsque le sujet est debout sur ses deux pieds il est théoriquement possible qu´il fasse varier la position de son centre de pression dans le plan frontal en utilisant un couple exercé autour de l´axe d´une coxo-fémorale (fig. 7). Mais cette stratégie serait contraire à la loi d´économie de l´énergie car la masse sur laquelle s´appliquerait l´accélération du mouvement serait alors considérable.

 FIG. 7 - L´impossible stratégie du bassin.

   Il est vraisemblable que l´organisme utilise une autre solution plus économique qui se déroule au niveau du pied.

   Sur une vue en plan des deux pieds (fig. 8) on peut remarquer que la mobilisation du centre de pression le long de l´axe sagittal du pied - sous l´effet de la stratégie du levier de l´arche plantaire - a une composante sagittale importante, certes, mais aussi une composante dans le plan frontal car les deux pieds ne sont jamais parallèles à l´axe sagittal du corps.

   En utilisant cette composante frontale de la stratégie du levier de l´arche plantaire il est évident que l´organisme satisfait la loi de l´économie d´énergie. Mais cette stratégie fait apparaître nécessairement une asymétrie du rôle des pieds, pour que la composante frontale varie dans le même sens au niveau de chacune des arches. Si le centre de pression recule de sa position CP à sa nouvelle position CP´ sur le pied droit, par exemple (fig. 8) il doit avancer sur le pied gauche de CP en CP´.

 
 FIG. 8 - La stratégie du «pied pilier-pied moteur»
Lorsque le centre de pression recule sur l´axe du pied droit de CP en CP´ ce mouvement présente une composante sagittale et frontale car l´axe des pieds n´est jamais parallèle à l´axe sagittal du corps. Pour que la composante frontale du mouvement du centre de pression sur le pied gauche soit dirigée dans le même sens il faut que le centre de pression avance sur l´axe du pied gauche de CP en CP´.

   Les résultats obtenus par Kohen-Raz (11) avec le tétra-ataxiamètre sont cohérents avec ce modèle de stratégie, ils montrent une mobilisation des pressions selon un axe diagonal allant d´une extrémité antérieure de l´arche d´un côté à l´extrémité postérieure de l´arche du côté opposé.

   Comme les forces appliquées au niveau du talon ont une connotation plus passive que les forces appliquées au niveau du pied antérieur nous proposons de nommer cette stratégie de déplacement du centre de pression dans le plan frontal la stratégie «pied pilier-pied moteur». Mais quelque soit le nom donné à cette stratégie, elle fait apparaître indiscutablement une asymétrie bien définie du rôle postural des pieds qui mérite d´abord d´être confirmée par des travaux expérimentaux avant d´être étudiée dans ses rapports à la pathologie.

 

 FIG. 9 Enregistrement séparé des mouvements du centre de pression sous le pied droit et sous le pied gauche, avec reconstitution du trajet de centre de pression de l'ensemble du corps.

On constate nettement une asymétrie, correctement exprimée en parlant de pied «pilier» à droite et de pied «moteur» à gauche. Noter la position de la verticale de gravité du côté du pied «pilier»

(Enregistrements communiqués par Maurice OUAKNINE)

   L'enregistrement séparé du centre de pression de chaque pied (fig. 9) devrait permettre de constituer une base de données de ces asymétries posturales et de réaliser des études statistiques qui nous manquent actuellement.

 

Conclusion

   L´étude des contraintes biomécaniques inhérentes à la mobilisation du centre de pression fait apparaître la nécessité logique d´une asymétrie fonctionnelle des pieds dans le cadre du contrôle de la posture orthostatique. Si la réalité de cette asymétrie est confirmée par des travaux expérimentaux elle pourrait servir de base sérieuse à une étude du rôle pathogène des asymétries posturales.


Bibliographie
1 - Azémar G. Latéralité et différentiation qualitative des conduites motrices. Rev. Neuropsychiat. infant. 1975; 23: 13-21.
2 - Azémar G., Ripoll H. Études des aymétries fonctionnelles chez les sportifs de haut niveau. Exposé aux semaines de Neuropsychologie EMESS, Paris, 1981.
3 - Bricot B. La reprogrammation posturale globale. Montpellier, Sauramps, 1996.
4 - Créhange P.A. Ulcère variqueux. Étiologie Traitement. Paris, Maloine, 1950.
5 - Fecteau P. Influence de la latéralité et du sexe sur la bascule des épaules et la tendance varisante des pieds. Québec, Centre Bien-être et posture, 1996.
6 - Gagey P.M., Asselain B., Ushio N., Baron J.B. Les asymétries de la posture orthostatique sont-elles aléatoires ? Agressologie, 1977; 18: 227-83.
7 - Gagey P.M., Weber B. Posturologie; Régulation et dérèglements de la station debout. Paris, Masson, 1995.
8 - Guillodo Y., Sébert P., Barthélemy L. Latéralité podale et détente verticale chez le footballeur de haut niveau. Sciences et Sports, 1992; 7: 123-24.
9 - Hecaen H., Ajuriaguerra J. de Les gauchers, prévalence manuelle et dominance cérébrale. Paris, P.U.F., 1963.
10 - Henke W. Handbuch der Anatomie und mekanik der Gelenke. Heidelberg, Wintersche Verlaghandlung, 1863.
11 - Kohen-Raz R. Learning disabilities and Postural control. London, Freund Publ. House, 1986.
12 - Winter D.A. ABC of Balance during standing and Walking. 1995.
13 - Winter DA, Prince F, Patla A. Validity of the invertum pendulum model of balance in quiet standing. Gait and Posture, 1997; 5: 153-54.
14 - Jaïs L. Dysfonction cranio-mandibulo-rachidienne. In: P.M. Gagey & B. Weber (Eds) Entrées du système postural fin. Masson, Paris, 1995: 88-116.


   
Remerciements aux docteurs Bricot et Marignan et à messieurs Faugouin, Fecteau, Helbert et Villeneuve pour leur aide au cours de l'écriture de cet article.